Accueil > Politique > Comment je suis devenu "conspi"

Comment je suis devenu "conspi"

samedi 25 juillet 2015, par Frédéric Poncet

Je critiquais dans un article récent la nouvelle chasse aux "complotistes" pour le penchant obscurantiste qu’elle manifeste et que certains de ses adeptes assument sans vergogne. J’avais par ailleurs moi-même assumé, il y a déjà longtemps, l’affirmation selon laquelle l’effondrement des tours du World Trade Center ne pouvait pas être l’oeuvre de la seule gravité car celle-ci aurait nécessairement mis plus d’une minute pour y parvenir. Les approximations de mon calcul ne pouvaient pas expliquer un tel écart entre la théorie (1 mn 20 s) et les faits (une quinzaine de secondes).
Il y avait déjà là de quoi me ranger dans la catégorie des "croyants" dans la "théorie du complot" malgré les précautions que je prenais en fin d’article quant à l’interprétation à en tirer et bien que, par ailleurs, j’ai manifesté une grande naïveté dans l’interprétation des "révolutions" tunisienne et égyptienne [1].

Quel est le critère d’accession d’un énoncé au statut de vérité ? Pour le sens commun, il s’agit du nombre : quand un énoncé est partagé par le plus grand nombre, il est considéré comme "vrai" ; quand il est marginal, il est considéré au mieux comme un délire, au pire comme une tentative de falsification. Entre les deux, il mérite au mieux la qualification d’opinion.

Dès lors que l’on s’intéresse à la vérité objective, c’est-à-dire une vérité qui reste vraie indépendamment de ce que nous en pensons, voire de notre existence, ce critère n’est pas totalement satisfaisant à cause de cette notion de "plus grand nombre" : à partir de combien de personnes qui le partagent un énoncé est il considéré comme vrai ? Qu’est-ce qui le fait passer du statut de délire à celui d’opinion et de celui d’opinion à celui de vérité ? Il n’y a pas de seuil fixe : pour chacun, il est lié au nombre de personnes avec qui l’on partage l’énoncé et à leur statut, qui pondère plus ou moins l’avis de chacun. La psychologie cognitive saurait certainement dire à partir de combien de personnes avec qui l’on est d’accord l’énoncé accède au statut de vérité [2].

La science résout ce dilemme en procédant d’une façon radicalement différente de la connaissance ordinaire. Cet article n’a pas la prétention d’être un traité d’épistémologie, ni de trancher les débats entre épistémologues ; mais il est possible de résumer l’état des lieux comme suit : une théorie scientifique est considérée comme vraie,

- d’une part, quand elle rend compte de façon satisfaisante des faits constatés, autrement dit qu’il n’y a pas de contradiction insurmontable entre ces faits et ce que la théorie prévoit ;

- d’autre part, quand elle permet de déduire d’autres connaissances que celles simplement issues des faits.

Connaissance inductive, connaissance déductive

Ce n’est pas tant la méthode expérimentale de confrontation avec les faits et la "réfutabilité" de la théorie, comme le suggère trop souvent un poppérisme mal digéré, qui fait la différence avec la connaissance inductive, que la capacité à embrasser dans une même description simple de nombreux faits que l’expérience naïve ne songerait même pas à comparer.

C’est cette possibilité de déduction de faits à partir de la théorie, et non simplement d’induction d’une théorie à partir des faits, qui fait la différence entre des connaissances telles que "une enclume tombe plus vite qu’une plume" et "un corps soumis au champ de gravitation terrestre subit une accélération constante et indépendante de sa masse". Les deux énoncés sont vrais ; mais l’un est seulement inductif (d’un grand nombre d’observations semblables, on induit qu’il existe une loi générale) tandis que l’autre permet de décrire aussi bien le mouvement de chute d’une enclume que la trajectoire parabolique d’un boulet de canon ou que la rotation de la lune autour de la terre. L’intuition géniale de Newton n’est pas d’expérimenter la chute de corps en mesurant leurs temps de chute pour diverses valeurs de leurs masses (d’autres l’avaient fait avant lui), mais de se demander quelle est la loi commune au mouvement de la lune, qui ne tombe pas, et à celui de la pomme, qui tombe.

Peut-on appliquer ce programme de recherche aux sciences sociales ? C’est ce que tente de faire la sociologie depuis Durkheim, c’est -d’un point de vue épistémologique- celle du cercle de Vienne et de leurs successeurs jusqu’à Paul Oppenheim et Hilary Putnam, et jusqu’à présent, au moins dans les milieux académiques, la démarche n’est pas contestée.

Peut-on considérer les questions d’ordre géopolitiques comme des questions de science sociale comme les autres ? C’est ce que j’affirme.

C’est avec ce programme en tête que j’ai commencé à relire les discours relatifs aux questions de géopolitique contemporaine. Notamment sur ce qui se passe au Moyen Orient ou ce qui se passe en Ukraine.

C’est donc avec ces critères de jugement que j’ai estimé la véracité des théories, à partir des seuls énoncés théoriques et non des faits eux-même, auxquels je n’ai accès qu’indirectement.

Application de cette méthode au faux califat [3]

Les discours sur le faux califat sont très divers. Je laisserai ici de côté celui le plus hostile à l’islam, qui attribue les méfaits de cette entité à sa religion, discours plutôt marginal et qui n’appelle de toute façon aucune réponse rationnelle. Le discours le plus courant, le plus "raisonnable", qui reconnaît que les pratiques du faux califat sont fort éloignées de celles de la très grande majorité des musulmans, que leur conformité même avec l’esprit du Coran et de la sunna est discutable, mais qui attribue néanmoins leurs actes à leur foi et à une interprétation jugée "rigoriste" de l’Islam. Il y a matière à discuter cette idée même d’une "interprétation rigoriste", dès lors que l’on inclue la sunna dans l’Islam autrement dit, l’impossibilité même d’une interprétation rigoureuse du Coran. Il faut lire les (rares) coranistes extrémistes sur ce sujet pour bien comprendre cette contradiction [4].
Là n’est pas cependant la critique essentielle que l’on puisse faire à ce discours, d’un point de vue scientifique. Rappelons notre point de départ : faute d’avoir réellement et immédiatement accès aux faits et faute d’une information fiable sur ceux ci, comment juger de la scientificité d’un discours sur eux ?

Lire les faits scientifiquement

Ce critère de scientificité n’est pas anodin, car selon qu’un discours sera plus ou moins scientifique, les informations qui le corroborent seront jugées plus ou moins fiables, ou seront soupçonnées d’être des artefacts ou le produit de l’interférence de plusieurs phénomènes.

J’insiste une dernière fois sur ce point, qui n’est pas d’un abord facile. Le caractère scientifique d’un discours ne tient pas seulement à sa conformité aux faits, mais au moins autant à sa structure même, à sa cohérence interne, à sa fécondité.

Un exemple ? Dès lors que la loi de Newton est jugée plus féconde que la physique d’Aristote, l’information "une plume tombe moins vite qu’une bille de plomb" sera considérée comme insuffisante pour invalider la nouvelle théorie et l’on cherchera les causes complémentaires, cachées, qui pourraient expliquer cette anomalie ; à défaut de la trouver (les lois de l’aérodynamique ne sont pas encore connues) l’on essayera de procéder à une expérience décisive, c’est à dire une expérience qui élimine ces causes secondaires. Qu’une plume tombe aussi vite qu’une bille de plombe dans un tube vide, est une de ces expériences décisive. Comme on le voit, les "faits" n’ont pas raison de la théorie aussi simplement que le discours scientiste [5] le laisse penser.

Revenons à notre discours "raisonnable" sur le faux califat. Que dit il ? Que des gens mûs par leur foi sont prêts à en égorger d’autres qui ne la partagent pas, afin de convertir les survivants par la terreur.

En admettant quelques instants qu’un tel mobile, sans aucun intérêt caché, puisse être effectivement une explication, il laisse inexpliqués un grand nombre de phénomènes.

Une liste longue comme le bras

Une telle foi dans les vertus de la terreur peut certainement mobiliser de redoutables combattants, mais aucunement constituer une armée assez efficace pour mettre en déroute celles de la Syrie et de l’Irak. D’où lui vient sa discipline ? sa stratégie ? Sa science militaire ? Sa capacité à organiser des flux logistiques qui assurent aux combattants approvisionnement en vivres et munitions ?

L’argent du faux califat proviendrait, selon le discours le plus répandu, des puits de pétrole dont il aurait pris le contrôle. En bons enfants que nous sommes, nous imaginons ces fous de dieux surveillant les vannes, armes à la main, tandis que sur leur compte en banque arrive par virement l’argent du pétrole ainsi extrait du sol. Mais quel adulte peut croire que le pétrole est réellement exploité ainsi ? Que l’argent est automatiquement viré sur le compte en banque de celui qui garde le puit (ou de son chef) ? Quelle compagnie accepte de continuer l’exploitation des puits et de payer un impôt à cette organisation ? Les compagnies présentes en Irak sont BP, Exxon, Lukoil, ENI, Shell, PetroChina ; en Syrie, l’on trouvait Total jusqu’en 2011, et la et la Compagnie générale syrienne du pétrole, qui a signé en 2013 un accord avec la Soyuzneftegaz Company, de nationalité russe, pour relancer sa production. Une source [6], dont je ne peut vérifier la fiabilité des informations, affirme que c’est en réalité l’Aramco [7] qui vend désormais le pétrole de Syrie et d’Irak issu des puits sous contrôle militaire du faux califat. Quoiqu’il en soit, il y a une certitude : c’est une compagnie qui a pignon sur rue [8].

Le discours majoritaire reste silencieux sur la façon dont l’argent de ce pétrole parvient au faux califat.

Une autre question sans réponse est celle de la supériorité aérienne. Le discours majoritaire affirme que les bombardements ne sont pas suffisants pour gagner une guerre, et qu’une présence de soldats sur le terrain est nécessaire, enfin que les Etats-Unis et leurs alliés ne peuvent pas intervenir directement eux-mêmes. Tout ceci est vrai, mais ce discours occulte totalement l’existence d’une armée syrienne, présente sur le terrain, et qui dispose d’une aviation, contrairement au faux califat.

Le discours majoritaire ne pose pas ces questions et n’y répond pas, sinon implicitement que le faux califat serait militairement supérieur à l’armée syrienne. Ce qui induit une autre question : d’où lui vient cette supériorité militaire ?

Le discours majoritaire répond qu’un certain nombre de combattants du faux califat sont issus des rangs de l’armée syrienne et, toujours implicitement, que leur moral et leur compétence militaire seraient supérieurs à celui des troupes fidèles au régime.

Si l’on veut bien prendre la peine de chercher les chiffres disponibles, on trouve un rapport de 1 à 10 entre le faux califat et l’armée Syrienne. Et surtout, si l’on veut bien faire un petit effort de mémoire, pourquoi l’armée Syrienne régulière, après avoir vaincu militairement l’Armée Syrienne Libre (car il faut bien admettre aujourd’hui que c’est ce qui s’est produit, en tout cas même le discours majoritaire ne parle plus de la "révolution syrienne") aurait-elle enregistré de telles défections et subi une telle démotivation au point de devenir subitement inefficace contre le faux califat, lui-même issu en grande partie de l’ASL ?

Le discours majoritaire laisse parfois entendre que le pouvoir en place en Syrie utiliserait le faux califat et le laisserait délibérément agir pour terroriser son propre peuple [9]. Ce qui n’est pas très cohérent avec le discours tenu précédemment, selon lequel c’était l’armée syrienne elle-même qui bombardait la population. Pourquoi ce changement de tactique ? Pourquoi avoir en quelque sorte "externalisé" cette tâche qui semble avoir été si bien accomplie par l’Etat lui-même, au point d’en avoir perdu le contrôle ?

Si l’on remonte quelques années en arrière, à l’époque où le faux califat n’existait pas, le discours majoritaire était le suivant -et je dois reconnaître que je l’ai crû, en toute naïveté : Bachar El Assad réprime une révolution dans le sang.

J’avais contesté à l’époque le caractère "arabe" des révolutions tunisienne et égyptienne, et je pensait absurde d’imaginer que, suivant l’exemple de ces pays, tous les pays arabes allaient connaître une révolution. Ce que j’entendais me conduisait à penser que les "révolutionnaires" syriens avaient sans doute espéré qu’il se produise chez eux la même chose qu’en Tunisie ou en Egypte, mais qu’ils s’étaient totalement trompés sur la situation politique de leur pays et que leur "révolution" était en train de tourner court, faute d’un soutien populaire suffisant, et de virer à la guerre civile perdue d’avance au profit du pouvoir en place.

Quatre ans plus tard, il faut admette que cette façon de voir les choses ne tient pas : comment le pouvoir en place à Damas a-t-il pu tout à la fois écraser militairement la contestation... et n’en pas finir de l’écraser au point de devoir laisser des terroristes continuer le travail à sa place ?

Pourquoi les unités combattantes Kurdes ont elles remporté des victoires militaires contre le faux califat, notamment à Kobané, tandis que l’armée syrienne ne parvient qu’à lui infliger des pertes lors de bombardements aériens qu’elle semble ne pas parvenir à consolider au sol ? Le discours le plus courant attribue la victoire des Kurdes à l’efficacité des frappes aériennes de la "coalition", c’est-à-dire des alliés des Etats-Unis ; pourtant ces frappes semblent faire moins de victimes que celles de l’aviation syrienne et ceci est d’ailleurs assumé par les stratèges de la coalition : l’efficacité d’un bombardement ne se mesurerait pas au nombre de victimes qu’il produit chez l’adversaire, mais aux moyens dont il le prive. C’est une explication tout à fait défendable [10], mais dont on peut se demander alors : pourquoi les frappes aériennes de la coalition apportent elles une assistance aux forces kurdes, mais... pas à l’armée syrienne ? Poser la question, c’est immédiatement y répondre : les Etats-Unis et leurs alliés ont désigné Bachar El-Assad comme leur ennemi, il est donc exclu pour eux de l’aider.

Le discours majoritaire se place lui-même en situation de reconnaître que, entre le faux califat et le régime de Bachar El-Assad, les Etats-Unis et leurs alliés préfèrent de fait le faux califat... au point d’agir comme s’ils assuraient la supériorité aérienne à ce dernier, sauf là où il combat les Kurdes.

Et par quel heureux hasard le faux califat est il en train d’occuper une zone qui, une fois pacifiée, coïncidera avec le vieux plan des Etats-Unis de redécoupage de la région sur des bases confessionnelles ? Etats-Unis dont la doctrine géopolitique semble être, de longue date, de privilégier les frontières "ethniques" (généralement, confessionnelles ou linguistiques) aux frontières "naturelles" [11]. Il peut s’agir en effet d’un hasard. Mais l’on peut aussi observer que ce que fait le faux califat aujourd’hui coïncide avec ce que les Etats-Unis avaient commencé en Irak -avant de devoir s’en retirer pour des raisons de politique intérieure.

Plus récemment, Jean Tillaume soulignait ici l’incohérence entre le sens connoté d’une vidéo imputée au faux califat et les intentions supposées de cette organisation. Pour l’avoir vue sans le son et sans savoir lire l’arabe, elle lui avait semblé être une vidéo de propagande pour l’US Army au point qu’il explique avoir pensé, durant de longues minutes, qu’il s’agissait d’une erreur.
Le discours majoritaire souligne d’ailleurs régulièrement la forme "professionnelle" de la communication du faux califat. Mais ceci n’explique pas cela : pourquoi des experts en communication produisent ils une vidéo qui diffuse un message aussi contradictoire avec celui qu’ils semblent vouloir diffuser en apparence ? Soit ce sont de simples amateurs, qui maîtrisent les logiciels de montage mais ne font que singer les productions américaines dont ils se sont nourris des années durant ; auquel cas ils semblent bien plus fascinés par les Etats-Unis que par leur propre violence qui n’apparaît finalement que fort peu dans le film. Soit ce sont de vrais professionnels et le mystère reste inexpliqué.

Dans le même ordre d’idées, pourquoi le faux califat diffuse-t-il des images de destruction de vestiges antiques d’une valeur inestimable ? Pour nous montrer à quel point ils sont intégristes et sont prêt à détruire des choses de grande valeur au nom de leur foi, nous dit le discours majoritaire. Sauf que certaines au moins de ces images sont bidonnées, comme l’a remarqué Arrêt sur images... alors, pourquoi faire semblant d’avoir la foi ? Les soudards du faux califat ont certainement conscience du prix auquel ils peuvent revendre certaines pièces à de riches collectionneurs, et ne voudraient finalement qu’impressionner les âmes sensibles du Vieux Continent ? Mais dans quel but ? Terroriser, nous dit le discours majoritaire ; soit, mais ce n’est pas un but en soi ! Terroriser pour obtenir quoi ? Rien. Nous avons là affaire à des terroristes sans revendication, dont seule la folie explique les actes.

Un ordre dans le fatras

Tout cela a finalement bien peu de valeur aux yeux du sociologue. Non seulement toutes ces questions font que le discours majoritaire sur la situation en Irak et en Syrie est incapable de fournir une explication rationnelle et cohérente aux évènements, se compose d’un agglomérat d’explications contingentes, partielles et qui, sur certains points, aboutissent à des absurdités lorsqu’on essaye d’en tirer toutes les conclusions ; mais surtout, ce discours évite scrupuleusement la question de l’intérêt.

Pour la connaissance scientifique, c’est une grande faiblesse. La science sociale, plutôt que d’admettre que la foi soulève des montagnes et passer à autre chose, doit chercher les intérêts non immédiatement connus qui pourraient expliquer les phénomènes cités plus haut, afin de rester cohérente avec elle-même. Et même sans les trouver, elle doit admettre la possibilité qu’ils existent et certainement pas les réfuter sous prétexte que ce serait du "complotisme".

Ce discours est crédible si l’on se contente d’observer les faits les uns après les autres, en oubliant aussitôt et en s’abstenant d’essayer de relier les choses entre elles. Mais il est impossible à soutenir en prenant du recul.

A l’opposé de ce discours, voyons celui des "complotistes". Il peut se résumer ainsi : le faux califat est une armée de mercenaires qui agissent sous faux pavillon pour le compte des Etats-Unis. Ils sont financés par l’Arabie Saoudite, qui elle-même finance l’opération en revendant le pétrole des puits contrôlés par les soudards. Le matériel est acheminé par la frontière turque, comme semble le révéler ce reportage, ou jordanienne.

Ce discours est suffisamment décrié pour que je me sois longtemps demandé : quelle est la fiabilité des informations sur lesquelles il repose ? Mais l’interrogation valait aussi pour le discours majoritaire ! Entre deux discours soutenus par des "faits" invérifiables par mes soins, auquel devais-je adhérer ?

C’est ainsi que j’en (re)vins à la question : quel est le critère d’accession d’un énoncé au statut de vérité ? Puisqu’il ne m’était pas possible de vérifier les faits énoncés par les uns ou par les autres, je devais m’en tenir à une analyse du discours et à vérifier son caractère scientifique.

Et, certes, le discours "complotiste" sur les dessous du faux califat, présente lui aussi ses faiblesses. Toutes tiennent en un point : il est inexact, ou plutôt : non-scientifique, d’invoquer des acteurs aussi vastes et inconsistants que "les Etats-Unis" ou "la France".

La sociologie des organisation s’interdit de donner une consistance à de tels ensembles, nécessairement constitués de sous-groupes, mûs par des jeux d’acteurs éventuellement contradictoires. L’administration du président Barack Obama n’a sans doute pas joué le même rôle dans les évènements que la direction d’Exxon ou que le sénateur Mac Cain. Il n’est pas à exclure qu’ils se soient parfois mis des bâtons dans les roues.

Il n’en demeure pas moins que si l’on examine la scène dans son ensemble, le discours "complotiste" présente des qualités de discours scientifique que n’a pas le discours majoritaire. Si l’on veut bien remplacer "Etats-Unis" par "certains groupes d’intérêts aux Etats-Unis", alors tous les phénomènes que nous avons évoqué trouvent une explication bien plus satisfaisante

Prochaine partie : Application de cette méthode à l’Ukraine


Il n’était pas évident, il y a encore quelques mois, d’assumer un discours "complotiste" dans un contexte farouchement hostile à toute remise en cause du discours majoritaire. Les partisans de ce discours majoritaires ne se privent pas des pires moyens pour dénigrer : assimilation avec l’extrême-droite (mais cette assimilation ne s’applique curieusement pas à Manuel Valls, qui tient pourtant lui aussi un discours commun à l’extrême-droite sur bien des sujets), invention de théories "complotistes" plus farfelues les unes que les autres afin de jeter un discrédit général sur l’hypothèse qu’il puisse exister des groupes d’intérêt agissant... la note de Rudy Reichstadt pour le parti socialiste, reconnaissant que la science était de fait visée par la lutte anti-complotiste, m’a finalement amené à "choisir mon camp". Celui de la science ne peut pas être celui des "anti-complotistes".


[1Je me demandais si l’équation régime autoritaire + accroissement des inégalités = révolution était corroborée par les faits ; une révision de mes classiques m’aurait amené à écrire : régime autoritaire + accroissement des inégalités + parti révolutionnaire = révolution.

[2Et il est vraisemblable que ce nombre est très faible, de l’ordre de quatre ; mais là n’est pas le propos

[3Quelle que soit l’analyse que l’on fait des évènements, il m’apparait incontestable que le phénomène "Daech" n’a rien de "jihadiste". Je ne m’attarderai pas ici à un développement sur le sens du mot "jihad", mais je tiens pour acquis par mes lecteurs qu’il ne signifie pas "guerre sainte", et que les soudards de "Daech", par la soumission à leurs pulsions morbides, en pratiquent l’exacte antithèse. Quant à dire qu’il s’agit d’un Etat, cela peut se discuter selon le degré d’autonomie qu’on lui accorde. Le fait qu’il semble dépendre entièrement, pour ses approvisionnements, de la Turquie, et de l’Arabie Saoudite pour son financement, ne permet pas selon moi de qualifier cette organisation d’Etat.

[4Voir notamment les articles de MuslimADieu sur Agoravox.

[5Par "scientiste" j’entends ici un discours pour qui le critère de vérité est essentiellement, sinon uniquement, celui de la majorité et de l’autorité académique. Pour le scientiste, un énoncé est scientifique à partir du moment où il est prononcé par une personne reconnue à la quasi unanimité comme un scientifique.

[6Il s’agit du Réseau Voltaire, à partir du journal syrien Al Watan. Voir http://www.voltairenet.org/article1....

[7L’Aramco est la compagnie américano-saoudienne qui exploite le pétrole d’Arabie Saoudite.

[8Une synthèse exemplaire du discours raisonnable majoritaire sur le faux califat est faite par René Backmann sur Mediapart. Il colporte notamment la fable d’un circuit clandestin d’exportation du pétrole grâce à une flotte de 200 camions citernes, sans préciser qui fait fonctionner les puits, qui raffine le pétrole brut, etc. Il maintient, contre toute évidence aujourd’hui, la thèse d’un soulèvement majoritaire contre Bachar El Assad. Quant à l’armée syrienne, elle n’est même pas évoquée : tout se passe dans la Syrie de René Backmann comme si elle n’existait plus.

[9Daniel Rubinstein, qui a participé à colporter voire a inventé cette histoire alors qu’il était notamment responsable du compte Twitter de l’ambassade des États-Unis à Damas, vient d’être démis de ses fonctions par Barack Obama et remplacé par Michael Ratney en qualité d’envoyé spécial en Syrie. Ceci laisse penser qu’il existe bien des jeux d’acteurs contradictoires au sein de l’administration des Etats-Unis, ce que le discours raisonnable majoritaire ignore totalement, pour s’en tenir au discours officiel.

[10L’analyse elle-même n’est pas partagée par les forces occidentales : les Belges ne semblent pas la partager, selon cette source.

[11Bien qu’il soit de bon ton de se gausser du caractère artificiel des frontières dites naturelles, je me permets la remarque suivante. Même à l’ère de l’hélicoptère, la plupart de nos déplacements restent tributaires des ponts pour traverser les rivières ou de routes sinueuses pour franchir les montagnes. Les obstacles naturels restent, quoiqu’en disent les commentateurs depuis leur salon, de vrais obstacles. Et en tant que frontière, ils ont l’immense avantage d’être immobiles et de tracer une ligne nette. On ne peut pas en dire autant des langues. A partir de quelle ligne invisible cesse-t-on de parler une langue pour en parler une autre ? Les frontières ethniques ou linguistiques traversent des villages, des familles, des individus même qui sont souvent bilingues aux zones frontalières. Une politique de frontières naturelles a cet avantage qu’une fois les belligérants d’accords pour reconnaître telle rivière ou telle montagne comme frontière, la remise en cause de cet accord restera longtemps marginale. La politique des frontières linguistiques sème au contraire d’innombrables foyers de discorde, prêts à s’embraser à la moindre volonté politique de les exploiter