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Attentat du 13 novembre

Cui bono ?

mardi 24 novembre 2015, par Jean Tillaume

La fameuse question imputée au sénateur et juge romain Lucius Cassius Longinus Ravilla, et que l’on traduit souvent en Français par "à qui profite le crime ?" est injustement raillée lorsqu’on l’invoque aujourd’hui, et surtout quand la réponse montre du doigt des personnalités respectables. Si son utilité dans l’élucidation des crimes ordinaires est limitée, parce que les actes des individus ne sont pas nécessairement rationnels en termes de "profit", elle a une acuité toute particulière lorsque l’on cherche à élucider un acte collectif.

Je soulignais dans un précédent article une loi essentielle en politique, peut-être même une loi fondamentale de la sociologie : les personnes morales n’ont pas de morale. Pas d’émotions, pas de pulsions, pas d’idéologie, pas de croyances. Elles ne suivent qu’un seul chemin : celui de leur existence. Leur rationalité est totale et toute entière guidée par cela. Gare à l’individu qui prétendrait détruire une organisation ! L’organisation l’écrasera. Il n’y a pas de contre-exemple.

C’est pourquoi, lorsqu’on est en présence d’un acte commis par un Etat, une Nation, un groupe, un parti, une ligue, une secte, une société, la question « à qui profite le crime ? » donne souvent, parmi les réponses possibles, et sous réserve de n’en oublier aucune, la réponse, ou les réponses, car il n’est pas à exclure que plusieurs organismes profitent de l’opération... a contrario, elle nous dit aussi à qui le crime ne profite pas. A condition aussi de comprendre profit comme préservation de son existence. Un groupe, un Etat, une Nation, n’agit jamais par folie, par pulsion, par idéologie, par vengeance. Par intérêt mercantile éventuellement, dans la mesure où son existence en dépend. Ce n’est même pas toujours le cas.

Les attentats commis à Paris et Saint-Denis le 13 novembre dernier, ou peut-être faudrait-il parler de l’attentat coordonné, ont été revendiqués par « Daech », le soit-disant Etat, soit-disant islamique, le faux califat.

J’ignore par quel canal la revendication nous est parvenue : comme toujours, le commun des mortels la reçoit par la grande presse [1]. Une vidéo, nous dit-on, sans doute produite par une société Allemande comme l’a affirmé Nicolas Hénin, ex-otage de "daech" libéré (contre quoi ?) et que nous sommes priés de croire authentique.

Mais, en matière de terrorisme, doit-on absolument croire ceux qui revendiquent l’acte ? Comme l’ont démontré les attentats du 7 au 9 janvier 2015, en matière d’allégeance à telle ou telle organisation terroriste, c’est le libre service : les terroristes racontent une chose, les organisations une autre, et l’enquête révèle une troisième source pour la fourniture des armes... Bref : les communiqués officiels ne sont d’aucune utilité pour savoir qui est réellement le commanditaire.

Il faut donc impérativement prendre le temps du recul sur les évènements et se demander quel intérêt le faux califat pouvait bien avoir à faire cela.

Les soudards de ce féodum sont actuellement confrontés à une offensive de l’armée Syrienne et aux bombardements de l’aviation Russe, apparemment plus sérieux que ceux de la coalition formée par les Etats-Unis.

Ont ils vraiment intérêt à s’attirer un ennemi de plus, qui l’était déjà certes officiellement mais avait jusqu’à présent surtout accompli des vols de reconnaissance, pour trois bombardements seulement (quand la Russie en a fait des milliers) ?

Que gagnent ils, d’un point de vue stratégique, à inciter la France à « mettre le paquet » ?

L’Art de la guerre consiste, depuis Sun-Tzu au moins, à n’attaquer qu’à dix contre un, donc à essayer d’isoler ses ennemis lorsque c’est possible, à n’attaquer qu’un seul à la fois plutôt que deux. Pas à porter des coups sans effet sérieux sur la capacité de l’ennemi mais qui entraîneront nécessairement une riposte.

D’aucuns soutiendront que les Daechois sont des fous, mais on ne peut pas leur faire le procès d’être de mauvais stratèges quand ils ont réussi à occuper une si grande partie de l’Irak et de la Syrie.

Ou bien il faut admettre qu’ils n’étaient que les mercenaires d’une opération dont les stratèges sont ailleurs et disposent de moyens d’information bien supérieurs à l’armée Syrienne, notamment des satellites, des avions espions, des AWACS...

C’est la thèse de Thierry Meyssan : pour une raison inconnue à ce jour, la France a fâché ses mercenaires communs avec l’Empire et ils se vengent.

Si l’on sort un peu du bac à sable, ça ne tient pas la route : la conduite de la guerre ne se fait pas à coup de vengeances et de coup pour coup. La réponse de la Russie à l’attentat contre le vol Metrojet [2] n’a pas été de bombarder un transport de Daechois : elle a été de continuer les bombardements stratégiques, contre ses convois de trafic de pétrole, contre ses camps de formation, contre ses dépôts d’armes.

Bref : je ne crois pas que ce crime ait profité au faux califat et je ne crois pas qu’ils en soient les commanditaires.

Qui d’autre ?

La Syrie ? L’intérêt de la Syrie serait de tenter de faire comprendre à l’opinion française ce que subit le peuple Syrien depuis quatre ans -c’est d’ailleurs en substance le sens d’une récente déclaration de Bachar el Assad- dans l’espoir d’un retournement de la politique française. Il serait aussi de démontrer aux autorités française qu’elles ont joué un jeu hasardeux en armant des « rebelles » très faciles à retourner et renvoyer dans leur pays d’origine, pour le compte d’un autre commanditaire... Et le fait est que la Syrie dispose de nombreux moyens pour le faire : des services secrets aguerris, des terroristes de nationalité française sur son territoire, des armes... la logistique ne pose aucun problème. Mais, à côté de l’intérêt évoqué précédemment, qui repose sur un calcul hasardeux, existe le risque bien réel que l’identité réelle du commanditaire soit révélée et que l’effet obtenu soit exactement inverse de celui escompté. Si nous gardons le théorème sur la rationalité des groupes, un Etat tel que la Syrie choisirait l’option sûre plutôt que l’option hasardeuse. Mieux vaut donc pour lui choisir de mettre la France de son côté.

La Russie ? Même chose. Vladimir Poutine et la presse russe francophone flattent la France, soutiennent le Front National, et rêve sinon de faire basculer la France de son côté, du moins de la faire revenir dans une neutralité gaullienne qu’elle n’a perdu que récemment. L’exploitation de l’attentat du 13 novembre pour dénoncer l’immigration bat son plein à l’extrême-droite. Pour la Russie, cela ferait d’une pierre deux coups : donner du grain à moudre au Front National et faire également regretter à la France d’avoir armé des « rebelles » en Syrie... Mais, comme pour la Syrie, se pose le problème du risque que l’accusation soit portée contre elle, ce qui produirait également le contraire de l’effet escompté.

La Turquie ? Elle joue un rôle de tout premier plan dans l’organisation du faux califat, et l’AKP peut fort bien être cet acteur majeur de la guerre sous faux pavillon qui s’estime trahi par le changement d’attitude de l’Empire. Mais pourquoi viser la France plutôt que les Etats-Unis ? Et surtout, quel est l’effet escompté ? En obligeant la France à réagir, au moins publiquement, contre le faux califat, l’attentat ne crée pas des conditions idéales pour continuer la guerre contre le PKK (cible principale d’Erdogan, le faux califat étant le prétexte idéal pour mener la guerre contre les Kurdes à condition que d’autres puissances étrangères n’y mettent pas trop les yeux).

En fait, l’erreur est de chercher une réponse en regardant dans la liste des groupes constitués, des Nations, des Etats. Les forces agissantes ne sont jamais des entités parfaitement identifiées, mais plutôt des réseaux, constitués de cercles plus ou moins initiés. Plutôt que de chercher une tête, il faut chercher un centre. Plutôt qu’un nom d’Etat, une ou des personnes, et celles qui agissent de concert. Entendons nous bien : que les contours de ces entités ne soient pas identifiés ne signifient pas qu’ils n’existent pas. Monique et Maurice Pinçon-Charlot ont parfaitement démontré, dans le cas de la bourgeoisie française, qu’elle constitue un groupe très fermé et qu’elle agit presque en parti ; mais de façon principalement occulte.

Pour revenir à la « chose » qui nous intéresse, appelons cela le « parti du chaos ». Ses contours ne sont pas aussi bien définis que ceux des Nations, mais la sociologie des organisations nous enseigne que les jeux d’acteurs réels dessinent des groupes d’intérêts qui ne coïncident que rarement avec les organismes officiels. Et si les contours exacts de ce parti sont mal connus, quelques têtes d’affiche le sont parfaitement : la littérature sur internet est abondante sur le sujet... les Etats-Unis sont leur siège principal et leur raison d’agir : c’est au nom de sa supposée suprématie qu’ils cherchent avec beaucoup d’énergie, au moins depuis les évènements de la place Maïdan à Kiev, à provoquer une guerre contre la Russie. L’intervention de celle-ci en Syrie a déplacé leur théâtre d’opération principal de l’Ukraine vers le Moyen Orient, mais leur objectif demeure. Leurs relais sont nombreux, y compris en France. Combien de commentateurs de l’audiovisuel n’ont cessé, depuis le 13 novembre, d’attiser la peur, de ressasser les évènements, bref d’exploiter l’acte politiquement et sans vergogne ? Bien entendu ils n’en sont pas les commanditaires mais tout se passe comme s’ils l’étaient. Et l’acte s’inscrit parfaitement dans la logique de « guerre des civilisations » à laquelle beaucoup adhèrent, la plupart du temps sans le reconnaître.


Beaucoup de conspirationnistes se gargarisent de l’expression « false flag » qui leur semble donner de la crédibilité à leur propos. Comme s’il existait des attentats terroristes réalisés sous vrai pavillon ! La création du féodum « daech » a certes permis d’attribuer un pavillon à toutes sortes d’attentats commis cette année, mais les révélations de Vladimir Poutine au sommet du G20 obligent maintenant toutes les rédactions à prendre leur distance avec la théorie d’un « daech » sui generis ; et pour éviter que les regards se tournent vers l’Irak, la prison de Bucca et donc... les Etats-Unis, on accuse... « les Arabes ». Bref, on ne perturbe pas le système de représentation de l’électeur moyen d’extrême-droite, et l’on s’évite ainsi de reconnaître que le commanditaire n’est pas celui qu’on dénonce, puisque finalement, Saoud ou Daech, c’est la même chose. La vérité mettra du temps encore à être connue ; mais, au moins dans le cas des attentats des 8 et 9 janvier, la connexion avec l’extrême-droite française ne peut plus être ignorée.


[1Grande presse qui elle-même les reçoit, en général, via... une société états-unienne : SITE.

[2En supposant qu’il soit lui aussi imputable aux Daechois. La Russie l’a d’abord contesté, puis s’est ralliée à cette thèse, aussi peu vraisemblable selon moi que pour les attentats en France, mais la Russie a peut-être finalement estimé qu’elle avait intérêt à s’y rallier.

Messages

  • Contrairement a Jean Tillaume, je ne disculperais pas si rapidement la Russie. Un article d’Israel Shamir (http://russia-insider.com/en/politics/airliner-bomber-great-analysis/ri11510) quoiqu’un peu brouillon, se conclue par une meme preoccupation que la notre de "donner du sens" tout ca. Il en ressort l’impression tres forte (qu’il n’exprime pas lui-meme) que, decidement, les attentats du 13 novembre Paris n’ont profite, brievement d’ailleurs, qu’a la Russie. L’argument du risque que l’accusation soit portee contre elle est faible dans la mesure ou, au jeu des accusations reciproques, la solidite des indices importe moins que les croyances de l’opinion ; or chaque opinion nationale sera plus portee croire son gouvernement que celui de l’adversaire.
    Bref : je ne peux conclure. Mais je laisse ouverte la possibilite d’une implication des services secrets russes.
    P.S. que les lecteurs m’excusent pour l’absence d’accents et de cedille, un bug de Spip interdit de les utiliser.

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