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Du contrat de travail

Article publié également sur http://cadreslibres.fr/actus/du-contrat-de-travail/

mercredi 5 juillet 2017, par Frédéric Poncet

La loi « Travail », écrite plus ou moins sous la dictée des idéologues du Médef, et les ordonnances à venir du nouveau président de la république, remettent en cause de grands équilibres juridiques et nous oblige à nous souvenir que le code du travail n’est pas un Tout, mais un élément d’un système juridique complet, qui commence par une Constitution. Et même, plus précisément, un « bloc constitutionnel », dont la déclaration des droits de l’homme et du citoyen fait partie.

Cet article ne parle pas de la relation de travail réelle, dont les sciences humaines et sociales ont depuis longtemps démontré qu’elle n’est pas une relation contractuelle. Il parle de cette relation en tant qu’objet juridique. La distinction entre ses deux aspects, réel et juridique, trop souvent occultée, induit de fait une confusion entre le positif et le normatif, entre ce qui est et ce qui devrait être. Le droit du travail, pas plus que n’importe quelle branche du droit, n’a vocation à dire ce qui est. Imagine-t-on un code pénal qui dirait les conditions dans lesquelles le crime est permis ? C’est au juge qu’il appartient de dire si ce qui est s’éloigne trop de ce qui doit être et doit être puni. La loi, quant à elle, ne fait que dire ce qui doit être.

En matière de droits des salariés, c’est donc à l’objet juridique que l’on s’intéresse et non à la relation réelle. Le fait que les salariés aient en pratique moins de « droits » que ceux qu’ils devraient avoir si la loi était bien appliquée, ne peut évidemment pas servir de base à une démonstration juridique. C’est pourtant, hélas, une faute de raisonnement que l’on voit trop souvent.

Il convient de rappeler d’abord le cadre juridique général dans lequel nous vivons depuis 1804. Le droit français, avec la révolution de 1789 et la mise en œuvre des principes énoncés par les philosophes des Lumières, cesse d’être un droit jurisprudentiel. Il est basé sur le postulat qu’une fois la loi énoncée par le législateur, nul ne peut invoquer de prétendues carences ou « vides juridiques » qui obligeraient à saisir un juge pour dire le droit. Le pouvoir des juges se trouve limité, du moins en théorie, à qualifier les faits et à apprécier si des circonstances atténuantes peuvent justifier une peine moindre que celle prévue au maximum par le législateur. Mais une règle générale, énoncée dans la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, précise la façon dont la loi doit être interprétée : l’article cinq stipule que « Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. ». Autrement dit, si la loi dit que « A » est interdit, alors « non-A » est autorisé. Si la loi dit que « B » est obligatoire, alors « non-B » ne l’est pas. Un juge ne peut pas dire « ce fait n’est ni A, ni non-A » et ne pas rendre d’avis : il commettrait alors le déni de justice, condamné par l’article 434-7-1 du Code pénal. En jugeant, il décide essentiellement s’il classe le fait en « A » ou en « non-A ». Un juge ne traite que des cas particuliers ; il n’est jamais tenu par la jurisprudence, autrement dit, les juges ne légifèrent en aucune façon. Ce principe assure la stricte séparation des pouvoirs législatifs et judiciaire. La cohérence du droit ne repose pas sur celle des jugements successifs, mais sur la cohérence de la loi elle-même.

En pratique, donner l’intégralité du pouvoir législatif à la représentation du peuple et constituer, à partir de leurs décisions successives, un ensemble cohérent prendra une quinzaine d’années, pour aboutir à la rédaction du Code civil par une commission de juristes mise en place par Napoléon Bonaparte.

Une fois ce travail de codification réalisé, il n’est pas concevable qu’une nouvelle loi contredise celles existantes sans les abroger. En d’autres termes, lorsque le code du travail évoque un contrat ou une convention, il fait référence à des objets définis par le code civil ; il ne les redéfinit pas. Il n’est bien entendu pas interdit au législateur de modifier le code civil pour le rendre compatible avec une nouvelle loi ; mais d’une part ceci doit être fait avec prudence compte tenu des implications possibles et non désirées sur d’autres lois. D’autre part, l’antériorité du code civil lui donne de fait une position spéciale, même si en principe il est au même niveau que les autres lois dans ce qu’on appelle la hiérarchie des normes. En pratique c’est lui qui porte la définition de ce qu’est un contrat, les règles auxquelles il ne peut déroger, la façon dont on l’interprète. Les textes qui viendront après devront être compatibles avec lui, et toute modification de la définition d’un contrat (ou d’une filiation, d’un mariage) devra impliquer une réécriture du code civil et impactera alors l’interprétation de toutes les lois qui font référence à des contrats.

Qu’un contrat de travail soit individuel ou qu’il s’agisse d’une relation collective, comme l’était le statut des cheminots jusqu’en 2014 [1] il s’agit, en droit, d’un objet qui sera analysé comme un contrat. Je n’aurais pas écrit cela il y a trois ans, car la relation entre employeur public et personnel à statut comporte une dimension pérenne, permanente, qui n’est pas de nature contractuelle, y compris d’un point de vue juridique. Mais le droit public ne fait que découler des conséquences des principes généraux du droit privé –par exemple, le code pénal limite par son article 111-4 les conséquences, pour la liberté des juges, de l’article 5 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, déjà évoqué. Précisément, si le code pénal déroge à cet article 5 de la DDHC en excluant que soit prononcée toute autre peine que celles qu’il prévoit, c’est justement pour que tous les citoyens en tant que justiciables bénéficient réellement des effets de cet article 5. Pour le dire autrement, même le droit public ne fait pas exception aux principes généraux du droit privé et le caractère non contractuel de la relation entre l’agent public et l’Etat ne saurait donner aux cadres de la fonction publique des droits exorbitants du droit commun, sur leurs subalternes, ni aux fonctionnaires en général de droits exorbitants sur les autres citoyens.

En tout état de cause, dans le cas général, le contrat de travail est un contrat. Un contrat synallagmatique même, soutiennent les avocats du Médef, c’est-à-dire un contrat par lequel les parties s’obligent réciproquement. Que la réalité du rapport de force soit différente de cette vision idéaliste est une chose, il n’en demeure pas moins que, du point de vue du droit, la relation entre employeur et employé est régie par un contrat, ou un ensemble de contrats (contrat de travail, convention collective) [2]. Ce n’est ni un mariage, ni une filiation, ni une association, ni une société anonyme, ni bien entendu une forme qui ne serait pas définie en droit. Il est donc utile, pour commencer, de rappeler ce qu’est un contrat.

Comme je l’ai rappelé il obéit, avant toute autre chose, aux règles du Code Civil. L’ordonnancement de celui-ci permet de situer la place du contrat dans l’ordre des objets juridiques. Il est situé dans le Livre III : « Des différentes manières dont on acquiert la propriété », Titre III : « Des sources d’obligations ».

Le contrat est donc une source d’obligations parmi les différentes manières dont on acquiert la propriété. Retenons bien cette définition, elle est fondamentale.

A ce stade, rappelons une dernière fois le point essentiel évoqué plus haut : « Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. »

Ajoutons pour bien cerner le sujet que « Les contrats légalement formés [c’est-à-dire conformes à la loi, N.B.] tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits. » (Code civil, art. 1103) et que « La liberté contractuelle ne permet pas de déroger aux règles qui intéressent l’ordre public. » (idem, art. 1102).

De ce tableau, il ressort assez clairement que nul ne peut être contraint à considérer qu’un contrat serait autre chose qu’une manière d’acquérir des droits réels ou personnels ; autrement dit, la propriété d’une chose, ou une créance. Voilà qui commence à nous éloigner un peu de l’idée qu’on se fait ordinairement d’une relation entre employeur et employé.

La propriété dont il est question n’est pas une chose mystérieuse : il ne peut s’agir évidemment de celle de l’employé, car il y aurait alors crime de réduction en esclavage (Code Pénal, art. 224-1-A) ni même de sa capacité de travail comme l’a soutenu Karl Marx : même si l’analyse de ce dernier reste juste dans les faits, elle est fausse dans le cadre du droit français. Le simple fait d’exercer à l’encontre d’une personne l’un des attributs du droit de propriété (en l’occurrence, le fructus) tombe sous le coup de l’article 224-1-A. Marx avait d’ailleurs bien vu la minceur de la frontière qui séparait le salariat moderne de l’esclavage !

Il s’agit donc en droit français, et il ne peut s’agir d’autre chose, que de la propriété de la chose produite. Le contrat de travail règle les obligations de l’employé et de l’employeur pour que le second accède légalement à la propriété de la chose produite par le premier.

Encore une fois, le Code Civil plante le décor, en ses articles 544 à 577 : la chose produite appartient au propriétaire des moyens de production (droit dit « d’accession ») mais à condition que celui qui a travaillé perçoive une juste rémunération (articles 548, 555, 571 notamment). On notera que l’article 571 donne théoriquement à l’ouvrier [3] le droit d’accéder à la propriété de la chose produite sous réserve de rembourser à leur propriétaire les matières employées…

Le contrat de travail n’est donc, ni plus, ni moins, qu’une source d’obligations pour l’exercice du droit d’accession sur la chose produite.

Cette relecture du droit, peut-être iconoclaste et pourtant simplement faite en « relevant le nez du guidon » qu’est le Code du Travail pour la plupart des syndicalistes, a des conséquences assez significatives.

La première est qu’elle ne révèle absolument aucun droit de l’employeur sur l’employé, autre que d’exiger que la chose produite soit conforme à ce qui est prévu par le contrat (le plus souvent, implicitement). Toutes les prétentions du patronat en matière de « comportement » des salariés ou « d’adhésion aux valeurs » de l’entreprise, sont non seulement abusives, mais aussi absolument non fondées en droit. Nous y reviendrons un peu plus loin.

Un second point est que la propriété ne porte que sur des choses. Il est possible d’interpréter la notion de « chose » au-delà des choses matérielles et de reconnaître la propriété sur une chose immatérielle, par exemple sur une œuvre intellectuelle, c’est-à-dire une chose dont les instances matérielles n’incorporent aucun des droits liés à la chose elle-même (on parle alors de droits incorporels).

Notons que nous touchons là à une limite de la notion de chose, qui en réalité doit nécessairement s’incarner pour exister, même juridiquement. Peut-on acquérir une œuvre « potentielle », qui ne soit pas concrètement couchée sur le papier, dans le marbre ou sur n’importe quel support physique ? Il n’y a alors aucun droit réel, mais un droit personnel qu’on appelle une créance. Celui qui doit la chose est débiteur, celui qui doit la recevoir est créancier.

L’article L111-2 du code de la propriété intellectuelle précise d’ailleurs que « L’oeuvre est réputée créée, indépendamment de toute divulgation publique, du seul fait de la réalisation, même inachevée, de la conception de l’auteur. » Il faut ne serait-ce qu’un début de réalisation pour que l’on puisse envisager un droit réel.

Revenons-en au contrat de travail. Son objet n’étant pas de définir une dette de l’employé envers l’employeur, il ne porte donc que sur la propriété de la chose produite et ne donne donc aucun droit « a priori » sur ce que pourrait produire l’employé. Le droit français conteste la réalité décrite par Marx. Il proclame tout simplement qu’elle ne devrait pas être !

Ceci remet en cause une pratique qui s’est malheureusement considérablement banalisée ces dernières décennies : la vente de « prestations », c’est-à-dire la vente d’une œuvre sur laquelle aucun droit réel ne peut exister, faute du moindre début de réalisation !

L’ancien code du travail prévoyait d’ailleurs des dispositions spéciales pour un certain nombre de professions qui avaient toutes en commun de produire des biens incorporels même si les contraintes que cela impliquait étaient spécifiques (journalistes, mannequins, gardiens d’immeubles…).

Puis sont apparues de nouvelles professions concernées, plus précisément : ce concept juridiquement non défini de « prestation » (quoiqu’évoqué par l’article 1111 du code civil) a été utilisé pour élargir à l’ensemble des professions intellectuelles l’idée que l’employeur pouvait revendre comme bon lui semblait le produit du travail de son employé, qu’il dispose ou non d’un droit réel sur ce bien. L’intérêt bien sûr n’était pas de bafouer les principes du droit par jeu, mais d’abord d’éviter d’appliquer une convention collective en introduisant entre l’employeur réel et l’employé, un intermédiaire dont la raison sociale relèverait d’une convention collective plus avantageuse pour l’employeur. Pratique interdite par le code du travail sous l’appellation « délit de marchandage », mais dont les contradictions criantes avec tout le système du droit n’ont jamais été examinées de façon approfondie.

C’est d’ailleurs une affaire de délit de marchandage qui nous a conduit à entamer cette réflexion élargie. Mais l’objet de cet article n’est pas de se limiter au cas du délit de marchandage : ce réexamen du droit nous a amené à remettre en cause, en fin de compte, tout ce que le droit du travail contient, dans son interprétation quotidienne, de survivances du droit féodal et en particulier tous les droits que les employeurs prétendent s’arroger sur les employés. Y compris en matière de droit disciplinaire.

Celui-ci étant défini par le code du travail, la signature d’un contrat de travail équivaudrait de fait à l’acceptation par l’employé du pouvoir disciplinaire de l’employeur. La difficulté qui apparaît ici est que le code du travail semble donner à l’employeur une liberté totale d’appréciation de ce qui est un fait fautif, par la rédaction de son article L 1331-1 : « Constitue une sanction toute mesure, autre que les observations verbales, prise par l’employeur à la suite d’un agissement du salarié considéré par l’employeur comme fautif (…) ». C’est une erreur d’interprétation du droit, que commettent beaucoup d’employeurs, car il s’agit ici de la définition de ce qu’est une sanction, non de ce qu’est une faute. Cet article signifie en réalité, non pas que l’employeur a le droit d’interdire à ses employés tout ce que bon lui semble, mais que toute mesure qu’il prendrait en invoquant une faute, doit être considérée comme une sanction et donne donc à l’employé le bénéfice de la protection du droit disciplinaire. En particulier, qu’elle doit être notifiée par écrit, et motivée. La conséquence est que si un employeur souhaite prendre une mesure à l’encontre d’un employé qui n’aurait pas serré la main à un collègue, cette mesure devra être motivée et notifiée par écrit. L’employé aurait alors la possibilité de saisir un tribunal qui pourrait statuer, le cas échéant, que ce refus de serrer la main à son collègue n’a absolument pas nuit à l’exécution du contrat de travail et que la mesure prise par l’employeur n’est pas fondée en droit.

Si la doxa du Médef soutient que le code du travail est un contrat synallagmatique, en feignant d’ignorer le fait que par la signature d’un tel contrat l’une des deux parties accepte de fait une certaine soumission à l’autre, elle s’appuie bel et bien sur des principes juridiques qui limitent fortement l’autorité de l’employeur. Le droit doit être lu dans son ensemble, et non article par article selon le sujet qui intéresse les parties en conflit. La lecture des articles L1331-1 à L1334-1 dans leur logique d’ensemble, limite fortement le pouvoir disciplinaire de l’employeur. Y compris, par exemple, la récente introduction du droit à introduire dans le règlement intérieur des restrictions à la manifestation des convictions des salariés, est assortie de la condition que ceci soit justifié et proportionné au but recherché. On notera tout de même au passage que cet article viole l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui accorde à la loi seule le droit de restreindre la manifestation des convictions. Une question prioritaire de constitutionnalité pourrait, à l’occasion d’un procès, remettre en cause cet article manifestement adopté par un législateur qui a perdu de vue les grandes règles du droit français.

Ce même raisonnement est applicable à l’ensemble des stipulations du code du travail : le tableau de service, par exemple, n’est pas le droit du patron d’imposer des horaires à ses employés, mais une disposition visant à limiter l’arbitraire de l’employeur en matière de temps de présence sur le lieu de travail. Seule la durée du travail est un élément essentiel du contrat de travail et le tableau de service n’est qu’un moyen de contrôle de celle-ci. Le respect impératif d’horaires de travail ne peut être considéré comme faisant partie du contrat que si cela est nécessaire à la réalisation de la chose produite : accueil du public par exemple, ou tâches nécessairement collectives et qui ne peuvent être accomplies qu’en présence de plusieurs employés. Que cela plaise ou non, le droit Français est un droit d’essence libérale et doit être interprété comme tel !

Les représentants du Médef ont sans doute raison de dire que le code du travail est un « carcan » pour les employeurs : c’est sa raison d’être. Qu’il soit trop souple ou mal appliqué, est un autre sujet…

La présidence qui vient n’a pas fait mystère de ses intentions en matière de droit du travail. La commission « Badinter », dont le produit avait d’ailleurs contribué à la mobilisation contre la loi « travail », nous a averti de la direction dans laquelle sera conduite cette réforme : celle d’une banalisation du droit du travail, d’une disparition de pratiquement tout ce que le code du travail contient de spécifique, bref, d’un retour au seul code civil. L’intention n’est d’ailleurs pas celle-là ; elle est surtout de supprimer les mesures protectrices des salariés contre l’appétit de leurs employeurs.

Mais, en faisant du marché du travail une sorte de grande place d’acheteurs et de vendeurs de travail, sans autre cadre légal que le code civil, la réforme Macron tend à liquider l’entreprise, qui n’a pas de consistance juridique en dehors du code du travail : la loi ne connaît par ailleurs que les sociétés, c’est-à-dire les associations de capitaux. L’entreprise comme organisation collective de travail n’existe nulle part ailleurs que dans le code du travail.

Macron, comme ses deux prédécesseurs et beaucoup de leurs ministres, a été formé à l’école américaine. Il adhère à l’idée très répandue aujourd’hui chez les élites que le droit Anglais est universel et qu’il n’y a aucune difficulté à transposer des lois d’un pays à l’autre, un raisonnement juridique d’un pays à un autre.

Il n’est pas inutile de faire ici une brève présentation des différences de fond entre le droit français et le droit que l’on appelle souvent « anglo-saxon » [4] de façon abusive. Pour résumer les choses, il existe bien un droit Anglais, héritier quasi-direct du droit féodal car il n’y a pas eu comme en France de « révolution juridique » inspirée de la philosophie des Lumières. Nous avons évoqué la question foncière, ajoutons pour compléter le tableau que le droit Anglais se caractérise par une non distinction entre droit public et droit privé : ce qu’on appelle chez nous l’Etat y est à peine désincarné sous l’appelation de « la Couronne ».

Proche du droit Anglais, le droit états-unien est hybride : il comporte une constitution comme le droit français, mais une sorte de putsch juridique survenu en 1803 arrête durablement son évolution ; cette année-là en effet la Cour suprême accorde, à l’occasion d’une affaire sans importance en apparence, le droit pour les tribunaux et en particulier pour elle-même, de juger de la conformité des lois à la Constitution et de ne pas appliquer celles qui seraient jugées non conformes. L’absence d’instance chargée explicitement de juger de la constitutionnalité des lois (comme le Conseil d’Etat en France, créé dès 1804) permit à la Cour suprême d’accorder ce pouvoir à tout juge, et de marquer un coup d’arrêt à une évolution vers un système juridique formel et complet. Le droit des Etats-Unis, comme le droit Anglais, reste donc jurisprudentiel, contrairement au droit Français comme nous l’avons rappelé. C’est un droit du rapport de force et non un droit issu d’un processus démocratique. Bien plus qu’en droit français où un certain idéal de justice est censé guider les juges dans leur décision, c’est le capital culturel des parties –voire leurs moyens à payer des avocats- qui détermine souvent l’issue d’un procès.


Emmanuel Macron est clairement un adepte de ce droit du plus fort et plus généralement –il ne s’en cache pas- d’un régime monarchique. C’est donc dans cet esprit qu’il réformera la loi.

Pourtant, il n’ira pas jusqu’à remettre en cause le caractère constitutionnel de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen ; il n’en a d’ailleurs pas le pouvoir.

En parallèle de la bataille syndicale classique qui va prochainement s’engager –c’est-à-dire essentiellement une bataille du dénombrement des forces des uns et des autres– ne perdons pas de vue que l’origine révolutionnaire du droit Français fait toujours de celui-ci une arme de défense de l’égalité.­


[1Voir à ce sujet mon article du 13 juin 2014 (http://cadreslibres.fr/actus/contrat-de-travail-et-statut-cest-different/) Je n’y reviens pas mais il est possible que la réforme l’ait rendu obsolète, avec des conséquences considérables que je ne développerai pas ici.

[2Les règles définies par le Code du Travail ne remettent pas en cause cette nature contractuelle : elles ne font que poser des obligations complémentaires aux contrats.

[3Le Code Civil emploie le terme « artisan ». Il ne faut pas en déduire que ceci impliquerait que l’artisan ne soit pas « employé ». Dans la logique de 1804, il n’y a plus de distinction fondée en droit sur l’« Etat » de l’individu ; c’est même un de ses objectifs que de les faire disparaître. Artisan, ouvrier, sont alors synonymes ; rappelons d’ailleurs que la loi Le Chapelier s’applique encore et interdit les « coalitions ouvrières » ; il n’existe donc en théorie plus que ce que l’on appellerait aujourd’hui des auto-entrepreneurs. Le Code Civil n’exige rien quant au statut juridique de l’artisan ici évoqué : il s’agit d’un citoyen, libre de contracter, ni plus, ni moins. Qu’il soit propriétaire de ses outils ou non n’est pas une condition de validité de ces dispositions.

[4L’appellation « anglo-saxon » fait référence aux origines de certains immigrés aux Etats-Unis, référence arbitrairement partielle puisque les habitants des îles britanniques sont des descendants non seulement des Angles et des Saxons, mais également des Britons et des Jutes. En outre, la population nord-américaine d’origine européenne comporte aussi bon nombre d’ancêtres Hollandais, Allemands, Italiens, Espagnols, Français. Rassembler sous une même appellation habitants des îles britanniques et nord-américains d’origine européenne en faisant référence à deux anciennes tribus est un choix idéologique qui ne correspond à aucune réalité précise.