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La France-Charlie réclame son attentat

(sans oser le dire)

mardi 12 janvier 2016, par Agathe Deblouse

Le comportement de nos contemporains est parfois sidérant. Peut-on souhaiter être victime d’un attentat ? En général, non. Peut-on souhaiter en voir un tout en espérant y échapper soi-même ? La réponse est plus incertaine. Témoignage d’un côté sombre de l’âme humaine, cette attitude face au malheur d’autrui existe, hélas, bel et bien, et de façon plus paradoxale encore lorsqu’ autrui est proche de soi au point qu’on puisse s’identifier à lui. « Moi-même ainsi, dans ma jeunesse, j’ai aimé autour de mon front cette auréole des coups de sabre reçus par d’autres. » écrivait Antoine de Saint Exupéry dans Citadelle [1]. En sommes nous là ? La France-Charlie, fleur au fusil comme en 1914, mais bercée d’une idéologie cosmopolite, aurait elle trouvé dans la proposition des néocons, celle d’une guerre illimitée contre le terrorisme, l’exutoire à ses pulsions morbides ?

C’est qu’on peut se poser des questions, à voir la façon dont sont reprises, avec une délectation à peine dissimulée, les avertissements du juge Marc Trévidic quant à la possibilité d’un « prix ­Goncourt du terrorisme », selon ses propres termes, écœurants de cynisme. Plaisir de faire partie d’un cercle d’initiés qui ont tout compris ? Désir de pouvoir proclamer, après coup : « Je vous l’avais bien dit ! » ? Après tout nous n’échappons pas nous-même ici à cette soif d’avoir raison avant tout le monde ou peut-être même contre tout le monde.

La France-Charlie, pourtant, n’aime pas se sentir seule contre tous. Au contraire, elle aime communier et elle l’a bien prouvé par son acte de naissance officiel [2]. Ce n’est pas par désir de contredire ni par goût de la polémique -elle déteste ça ! [3]- qu’elle reprend en chœur les avertissements suspects du juge Trévidic. Car Trévidic lui, au-delà d’un plaisir narcissique évident à être sous les feux de la rampe, parle en expert et en personnalité mieux informée que la moyenne. Au delà de ce plaisir narcissique, à quoi servent ses avertissements qui contiennent l’aveu de leur inutilité : « On ne peut plus les empêcher. Il y a là quelque chose d’inéluctable. » ? Ils ne servent à rien donc, sauf... à faire peur, c’est-à-dire : participer à l’entreprise terroriste elle-même. Marc Trévidic est un terroriste, un vrai ; même pas un pauvre type qui explose devant une vitrine sans faire de victime autre que lui-même.

Mais si Trévidic sait, il sait aussi qu’il ne fera pas partie des victimes. Son plaisir rejoint celui de l’élite qui jouit de la stupeur des foules qui découvrent que sa prémonition était vraie. Il ne tire en revanche aucune gloire « des coups de sabre reçus par d’autres » sinon une gloire bien fade : lui sait que sa tête était à l’abri des coups.

Mais les autres, le gros de la France-Charlie, n’a pas cette assurance. La France-Charlie vit dans le onzième arrondissement de Paris ou dans tout autre quartier sociologiquement comparable, et elle ne sait ni quand ni ou exactement aura lieu la prochaine frappe. Et Marc Trévidic ne le leur dira pas, même s’il le sait, car cela ferait disparaître la peur. Et la France-Charlie ne le souhaite sans doute même pas : elle ne veut pas savoir. Qu’on lui raconte qu’un adolescent de quinze ans agit pour le compte de « daech », ou qu’un différend entre un employé et son patron soit aussi... commandité par « daech », elle le croit volontiers ! L’invraisemblable est devenu le fondement de la vérité, comme l’écrit fort joliment Jean-Claude Paye, dès lors qu’il fait partie de l’histoire à laquelle la France-Charlie a choisi d’adhérer.


La France-Charlie a peur, aurait pu dire Roger Gicquel s’il officiait encore à la messe télévisée quotidienne. Mais il pourrait ajouter : et elle aime ça. Ne lui retirez pas ce plaisir d’avoir retrouvé un ennemi terrifiant, elle qui a renoncé à combattre son patron, ses voisins, les injustices ou même la faim dans le monde ! Ne lui racontez pas que l’objectif assigné au pseudo-calife par ceux qui l’ont fait roi, est maintenant de démanteler l’Arabie Saoudite : elle ne vous écoutera pas, ne vous entendra pas. Mais si vous lui dites que le chat du voisin (celui d’origine maghrébine), qui la regarde bizarrement le soir quand elle rentre, pourrait bien prochainement lui planter ses griffes dans le dos au nom de daech, il est tout à fait possible qu’elle le retouite.

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[2Si l’on accepte de désigner par France-Charlie le phénomène visible depuis la manifestation gouvernementale du 11 janvier 2015. Emmanuel Todd n’a pas manqué de souligner, cartes à l’appui et malgré le côté brouillon de sa démonstration, que cette France existait déjà, tapie, silencieuse, et que la manifestation du 11 janvier n’a été qu’un moment d’expression collective de ce qu’il appelle dans son essai le catholicisme zombie.

[3Le mot est utilisé jusqu’à la nausée à propos de tout et n’importe quoi : tout désaccord entre deux personnes, qu’il s’agisse des goûts, des couleurs ou de la réédition de Mein Kampf est qualifié de « polémique ».

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