Accueil > Politique > Critique du Compte Personnel d’Activité
Critique du Compte Personnel d’Activité
jeudi 17 mars 2016, par
Au premier abord, le CPA peut être vu comme un progrès parce qu’il parle de droits nouveaux. Il ressemble à une réponse, très partielle, du gouvernement à la revendication de la CGT de pérenniser les droits des salariés tout au long de leur carrière.
Je propose ici une lecture peut-être iconoclaste, voire conspirationniste (le qualificatif est à la mode) de cette chose.
La première chose, qui semble presque évidente, c’est que le CPA est individuel. Je ne vais pas m’étendre sur cela parce que je crois que tous les syndiqués comprennent bien qu’il brise de ce fait des mécanismes de solidarité dans la défense des droits.
Mais le CPA présente une autre caractéristique, tout aussi préoccupante. Dans la présentation du CPA par le gouvernement, il est décrit dans ces termes : « Le CPA, c’est un compte qui sera ouvert pour chaque personne qui débute sa vie professionnelle et qu’elle gardera jusqu’à sa retraite. » (http://www.gouvernement.fr/compte-personnel-activite-cpa)
Certains de ses promoteurs le présentent même comme le « compte des comptes » (CPF, C3P).
Bref : le CPA est avant tout un « compte ».
Une question vient dès lors immédiatement à l’esprit : qui gérera ces comptes ? a priori, c’est le métier d’une banque. Le gouvernement s’est peu épanché sur le fait qu’il comptait en confier la gestion à la Caisse des dépôts et consignations, considérant sans doute l’aspect « bancaire » tout à fait secondaire d’un point de vue « pédagogique ».
D’aucuns parmi les militants syndicaux, y compris à la CGT, pourraient se sentir rassurés par le fait que la gestion de ces comptes soit confiée à cette grande et ancienne banque publique, comme si son caractère public constituait en soi une garantie de protection des droits liés au CPA. Je ne peux personnellement pas me contenter d’une analyse aussi superficielle.
Revenons d’abord au CPA, pour bien comprendre ce qu’il représente du point de vue d’une banque. C’est un compte qui récapitule un ensemble de droits du salarié que doivent lui accorder ses employeurs mais dont le bénéfice est différé dans le temps.
Tous ses droits sont exprimés dans une seule et même unité.
Il s’agit donc d’une créance. Pour le dire plus simplement, le CPA est assimilable à un prêt que le salarié « consent », bien malgré lui, à son employeur ou à ses anciens employeurs. Même si ce sont surtout leurs débiteurs (les employeurs) qui décideront du rythme des remboursements, cela reste un actif du point de vue de la banque.
Que les CPA soient établis en « points » ne doit pas masquer leur caractère monétaire car la banque saura convertir ces points en euros. L’unicité de compte simplifie considérablement cette opération : il n’y aura même plus distinction entre les points de retraite, les points de formation, les points d’allocation chômage. Au final, tout est converti en points et, réciproquement, ces points acquièrent de fait une valeur moyenne en euros.
C’est alors que peut intervenir la « titrisation », c’est-à-dire l’émission par un intermédiaire de titres qui représentent des valeurs agrégées. C’est une opération de cession de créance, autorisée en France depuis 1988, qui permet de transformer des actifs peu liquides (par exemple, des crédits immobiliers… ou des CPA… ) en liquidités échangeables sur un marché financier. Dit en mots simples : je dois de l’argent à une banque, celle-ci a donc un droit à me le réclamer, droit qu’elle va revendre à d’autres en échange de liquidités qu’elle percevra immédiatement.
Il ne faut pas s’imaginer que la Caisse des dépôts et consignations, parce qu’elle serait publique, ne « titrise » pas. Elle le fait, via sa filiale la Caisse autonome de refinancement. Celle-ci « refinance » par la titrisation les créances détenues par les fonds d’épargne - principalement le Livret A - gérés par la Caisse des dépôts.
Il faut également avoir présent à l’esprit la règle suivante : à peu près tout actif ou droit dont on peut raisonnablement prévoir les flux financiers futurs, est « titrisable ».
Ce sera le cas des CPA puisque les comptes obéiront à des règles d’alimentation fixées par la loi et le volume de l’emploi est à peu près prévisible (y compris si l’on intègre raisonnablement une hausse du chômage).
Pour les investisseurs potentiels, ces créances auront un niveau de risque variable selon la taille de l’employeur (grosse société = peu de risque qu’elle ne puisse pas honorer les droits du salarié ; petite société = gros risque de faillite) mais la CAR saura l’estimer et surtout, créer des « portefeuilles » de créances de risques différents, de façon que les mauvais actifs (les plus risqués) soient en partie couverts par les bons actifs (les moins risqués).
Ensuite, il ne lui restera plus qu’à vendre ces titres à divers « investisseurs » ou spéculateurs avec l’argument très convainquant pour ces gens là qu’il s’agit de créances garanties par la loi, donc par l’Etat. Donc peu de risque pour eux. On peut même imaginer que ces titres soient rachetés par d’autres organismes bancaires privés qui les intégreront dans d’autres titres plus complexes. Bref, comme dans un cas déjà vu il n’y a pas si longtemps, construire des montages financiers qui éloignent le prêteur de l’emprunteur au point que plus personne ne sache très bien quel risque il prend en prêtant. Dans bien des cas, le dernier prêteur ne sait même pas qu’il prête : il croit épargner [1].
Il ne restera aux investisseurs qu’à choisir de revendre ces titres au bon moment après avoir observé un certain temps l’évolution de leur cours en fonction des autres cycles de l’économie, bref de spéculer sur les droits des salariés.
Qui payera, in fine ?
Je laisse mes lecteurs imaginer un scénario semblable à la « crise des subprimes » : en raison d’une baisse générale de l’activité, davantage de salariés sont conduits à utiliser leurs droits, donc à retirer des points de leur CPA. La CDC doit les « refinancer » et émet des titres. Davantage de petits employeurs font faillite et ne sont pas en mesure d’honorer leur dette. Les banques saisissent les actifs sur lesquels sont adossés ces CPA, s’il y en a ; mais ceux-ci se retrouvant en grand nombre sur le marché, leur valeur baisse, donc cela ne suffit pas ; l’effondrement s’emballe et plus personne ne veut payer la dette envers les salariés, ce qui est facile puisqu’elle n’apparaît pas comme telle. L’Etat n’a pas d’autre solution que de réduire la valeur du point, d’une façon ou d’une autre.
Ce scénario est déjà envisageable avec l’argent des livrets A : nous avons vu à Chypre, par exemple, que l’épargne n’est jamais protégée « absolument » des conséquences d’une crise financière. L’argent confié à une banque est toujours susceptible, en théorie et parfois en pratique, de ne pas être rendu à son propriétaire initial. Inutile de manifester devant la banque : elle n’a plus l’argent. Et personne ne sait vraiment dans quelles mains il a abouti, tant le chemin est complexe.
Avec le CPA, il en deviendrait de même des « points », autrement dit, des « droits acquis » des salariés qui seraient susceptibles d’être remis en cause « automatiquement » par toute crise financière.
Cerise sur le gâteau : avant d’en arriver là, certaines organisations syndicales auront accepté que pratiquement tous les droits (congés, retraite, formation…) soient transférés sur le CPA.
Bref : la mise en place du CPA reviendrait à inventer une formidable machine à lessiver les droits des salariés.
[1] Dans le sens vulgaire de l’épargne, confondue avec la thésaurisation. Tous les économistes savent que l’épargne est un prêt anonyme. Mais certains plans d’épargne sont des prêts suffisamment peu risqués pour qu’ils n’apparaissent pas comme des prêts. La titrisation augmente considérablement le risque et peut contaminer même les plans d’épargne les plus réputés.